05 Juil Tribune de Julien Richard-Thomson, responsable du pôle Médias de Démocratie Vivante
Le Gouvernement a placé la lutte contre les discriminations au premier rang de ses priorités, comment ne pas s’en féliciter ? D’autant que les initiatives et mesures sont nombreuses. A l’heure des réseaux sociaux, le harcèlement en ligne, les propos de haine, les fake news de propagande sont autant de phénomènes dangereux pour notre « vivre ensemble ». Je n’ai pour ma part, jamais été partisan de la tolérance envers l’intolérance et je me félicite de vivre dans un pays où le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie ou les propos de haine ne sont pas considérés comme des opinions mais comme des délits, punissables comme tels. J’ai participé au lancement de la Brigade Anti-Discriminations, par Marlène Schiappa avec le partenariat de Facebook, qui met à disposition des internautes une page permettant de signaler des propos litigieux et, si nécessaire, de saisir un juge.Encore plus récemment, une proposition de loi portée par la députée Laetitia Avia prévoit de mettre en placeun « bouton unique de signalement« commun à toutes les plateformes visant à faire retirer sous 24h les propos haineux des réseaux sociaux. Une procédure d’urgence qui ne va pas sans susciter quelques interrogations : qui jugera du caractère abusif de certains propos litigieux, hors de toute procédure juridique ?
Au-delà de ces outils, les victimes de discriminations ou de harcèlement regrettent souvent que la Justice soit lente et semble parfois impuissante face aux harceleurs, aux racistes ou aux extrémistes qui sèment la haine sur le web à flots continus, jour après jour. Reconnaissons-le, la législation paraît parfois inadaptée. Voilà pourquoi la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, vient de jeter un pavé dans la mare juridique en annonçant une possible refonte de la loi sur la presse de 1881. Ainsi, les « abus allégués » de la liberté d’expression ne seraient plus examinés par les tribunaux spécialisés dans les affaires de presse (la célèbre 17eme Chambre au Palais de Justice de Paris), mais relèveraient désormais d’une procédure pénale classique. Concrètement il s’agirait de faire basculer l’injure et la diffamation dans le droit commun. De nombreuses voix se sont aussitôt élevées, chez les avocats mais aussi les journalistes, considérant que cette mesure anéantirait la loi de 1881, dont 90% des contentieux concernent justement l’injure et la diffamation.
Je pointerais plusieurs risques. Tout d’abord, on sait que les procédures pour injure ou diffamation sont régulièrement utilisées de manière abusive par les adeptes des « procédures bâillons », ces poursuites judiciaires entamées par certaines entités pour dissuader leurs opposants. Il est fréquent qu’un élu, qu’une société ou qu’un lobby poursuive un adversaire, une ONG, un journaliste ou un lanceur d’alerte pour le décourager. Membre de l’opposition dans une ville de banlieue parisienne où le maire est coutumier de ces procédures – qu’il fait financer par le budget communal via la « protection fonctionnelle » – destinées à épuiser ou ruiner ses opposants politiques, j’ai eu à subir ces pratiques abusives.
Réduire les droits de la défense dans ces procédures, au motif de les simplifier et d’accélérer les décisions, me semble un risque à soupeser avec un soin extrême.
Par ailleurs, si l’objectif de lutter contre la diffamation et l’injure est noble, il faut prendre garde à ne pas réduire la liberté de la presse. La loi de 1881 instaure, par exemple, un régime dérogatoire permettant aux journalistes de protéger leurs sources et de livrer des informations d’intérêt général au risque parfois d’être accusés de diffamation par les personnes ou sociétés impliquées dans l’article. La législation actuelle permet assez aisément aux journalistes de démontrer leur bonne foi. Il ne s’agit certes pas de placer les journalistes hors de tout contrôle judiciaire, mais de leur permettre d’investiguer et de diffuser des informations quelquefois sensibles. Encore faut-il s’accorder sur la qualité de journaliste, puisqu’aujourd’hui toute personne possédant un simple blog peut se prétendre – abusivement à mes yeux – « journaliste indépendant », comme on l’a vu pendant la crise des Gilets Jaunes. C’est l’une des raisons pour lesquelles je soutiens la création d’un conseil de déontologie de la presse, souvent évoqué et objet d’un récent rapport rédigé par l’ex-patron de l’AFP Emmanuel Hoog.
Alors certes, le temps judiciaire apparaît bien long comparé à la fulgurance de la haine en ligne. Il ne faudrait pas pour autant mettre à mal le fragile équilibre législatif qui régit et encadre la liberté d’expression dans notre pays. On ne peut qu’approuver la volonté gouvernementale de restaurer le civisme et l’Etat de droit sur internet. Peut-être faut-il en priorité apporter une réponse à l’épineux problème de l’anonymat des utilisateurs des réseaux sociaux, qui favorise la propagation de contenus ignobles et fortement préjudiciables à notre vie démocratique. Responsabiliser les plateformes, tel que le propose justement la loi Avia, semble donc une piste intéressante. Retoucher la loi de 1881, sans la dénaturer (certains proposent de modifier l’article 54 pour faciliter la comparution immédiate pour « injure raciale ») afin de la rendre plus réactive et adaptée à la société numérique, semble devoir faire l’objet d’un large consensus pour ne pas apparaître comme réduisant la libre expression, qu’elle soit citoyenne, militante ou journalistique.
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